Bangkok, l’autre cité des anges

S’il y a une ville en Asie que l’on peut associer à un auteur de polar, c’est bien Bangkok en Thaïlande et John Burdett. En six romans et un recueil de nouvelles, le britannique en a fait le décor de ses enquêtes aussi noires qu’illuminées par les néons de cette mégapole de 15 millions d’habitants, traversé par un fleuve et des centaines de canaux

Thrillermaniac
5 min ⋅ 21/11/2023

Bangkok… Ou plutôt Krung Thep Maha Nakhon, « la ville des anges » comme la désignent entre eux les Thaïlandais. Une traduction approximative quand on sait que le nom complet en langue thaïe de la capitale du pays compte pas moins de vingt mots. Selon le livre Guinness des records, ce serait même le nom de lieu le plus long au monde. C’est là que depuis au moins deux décennies l’écrivain britannique John Burdett, 69 ans bien tassé, un temps avocat à Hong Kong, a installé ses pénates depuis qu’il a découvert que les plages thaïlandaises valaient bien celles des Philippines. « J’y suis venu une première fois en 1984 avec ma petite amie de l’époque, et j’ai adoré cette sensation d’être plongé dès que vous arrivez dans une ambiance de film à la Blade Runner avec des buildings clignotants de partout, et à leurs pieds des étals de street-food pendant qu’un éléphant ou deux déambulent à une rue de là au milieu des voitures. Et puis, il y ce rare plaisir d’être coincé dans des bouchons comme vous n’en avez jamais vu tout en respirant l’air le plus pollué du monde. » Installé dans ce qui lui sert de bureau au sein de sa maison en plein centre de la capitale, il éclate de rire à travers l’écran de son smartphone. Bangkok est non seulement la ville où vit John, mais c’est surtout le décor de la plupart des aventures de son personnage emblématique, l’inspecteur de la police royale Sonchaï Jitpleecheep. Le fils d’une prostituée, devenue patronne d’un bar à escorts, et d’un « farang » (un occidental, en thaï), ancien militaire américain. Un héros métis, partagé entre deux mondes qui s’ignorent copieusement : l’Orient et l’Occident. En tout six romans dont certains sont devenus culte, du premier baptisé Bangkok 8 publié en France en 2004 au Joker, paru dans l’Hexagone en 2016. Une série explorant les bas-fonds de Bangkok, décrivant la vie des prostituées thaïes, les coulisses de l’industrie du sexe mais aussi les rapports ambigus entre la police et l’armée. Et surtout des livres permettant d’appréhender toute la complexité d’un pays à 93,5 % bouddhiste, dirigé aujourd’hui par un roi contesté, le tout grâce à un personnage, Sonchaï. Un héros stoïque au-delà du possible, doté d’un humour ravageur, et d’un flegme à tout épreuve, qui interpelle directement le lecteur tout au long des romans : « Hey, farang ! » (Toi, l’étranger ! ») Faute de pouvoir se rendre sur place en ce moment (merci à la Covid-19), John a accepté de jouer les guides à Bangkok, via la magie de l’application Whatsapp. Pour faire découvrir sa ville, celle où il se sent si bien. Première étape obligée quand il reçoit un ami venant de l’étranger : le Mandarin Oriental Hotel que tout le monde continue d’appeler L’Oriental Hotel. Un cinq étoiles fondé en 1876, situé sur la berge est du Chao Phraya. Le fleuve qui sinue à travers Bangkok. Un lieu célèbre pour avoir accueilli Joseph Conrad, John Le Carré, mais aussi la très acidulée Barbara Cartland toujours de rose vêtue. Sans oublier un rocker, Mick Jagger, et un séducteur au torse velu, Sean Connery. « L’endroit a été modernisé mais il a toujours autant de charme avec son atmosphère un peu coloniale et surannée. Quand je me sens d’humeur romantique, j’aime bien y emmener ma femme. » C’est un passage obligé pour siroter au Bamboo Bar l’un des nombreux cocktails signatures. Au choix : un 5 Spice parfumé au tamarin, un Breakwater noix de coco rhum, ou un Hang Lay relevé d’une touche de gingembre. Ou tout simplement savourer une bière bien fraîche en regardant passer les péniches et les jonques, en s’étonnant parfois d’apercevoir la tête ou la queue d’un varan géant dans les tourbillons boueux du fleuve. « Après, si le quartier n’était pas fermé actuellement à cause de la pandémie, reprend John, je vous aurai forcément emmené dans le Red Light District, du côté de Sukhumvit Road à Nana Plaza. C’est un peu là que j’ai installé mon vrai bureau, que je trouve la matière pour mes histoires, en particulier les personnages. Je ne vis pas très loin, à moins de deux kilomètres. Mon épouse est avocate. En temps normal, quand elle part au bureau le matin, elle m’y dépose d’un coup de scooter. On se retrouve le soir à la maison. Ma femme est Thaïlandaise, originaire de l’Isan, une région au nord-est du pays d’où viennent la plupart des jeunes femmes qui viennent travailler comme prostituées à Bangkok. Je sais que ce que je vais dire va me valoir les foudres des féministes, mais beaucoup de ces « girls » (filles) quittent l’Isan pour ne plus s’échiner douze heures par jour dans les rizières en échange d’un vrai salaire de misère. A Bangkok, elles gagnent bien mieux leur vie, choisissent leur client, et s’entraident beaucoup. Je me souviens d’un couple de jeunes américains idéalistes. Ils avaient voulu aller faire la récolte du riz à la place des filles pour tourner un documentaire sur leurs conditions de vie. Ils n’avaient même pas réussi à tenir une journée. »  En temps normal, John qui parle couramment thaï (ou « presque » selon ses dires) reste là toute la journée, à discuter avec les filles, les barmans, les « mama-san » (qui supervisent les prostituées), avec les policiers aussi. Comme s’il prenait le pouls du quartier, s’imprégnait de la vie des gens. John y est connu comme le loup blanc, et navigue à l’aise dans ces eaux troubles. Il faut dire que lorsqu’il exerçait dans son ancienne vie comme avocat à Hong Kong, il a vu passer entre ses mains nombre de dossiers liés à la pègre locale. De quoi le vacciner. « Une chose très importante à comprendre, c’est que la Thaïlande est un pays majoritairement bouddhiste. La religion imprègne en profondeur les mentalités et la vie de tous les jours. Et même s’il n’y a pas de système de castes, ces jeunes femmes sont considérées par la majorité des Thaïlandais comme appartenant à des classes très basses. Ce qui fait qu’il n’y a pas de jugement moral comme en occident sur leurs activités de prostituées. La plupart d’entre elles rêvent simplement de séduire un occidental qui les emmènera dans son pays. » Un rêve improbable comme John en convient mais pas impossible... « Il m’arrive aussi d’aller traîner dans d’autres quartiers, comme celui de Pat Pong, plus au sud, ou à Soi Cowboy plus à l’est. Je vais boire une bière dans un bar, n’importe lequel. J’entame la conversation, je discute, j’écoute. Les gens me racontent leurs histoires très facilement. » Il y a aussi les « katoy. » Un terme en langue thaïe qui désigne des hommes très efféminés mais pas forcément gay, comme beaucoup de gens ont tendance à le penser en Europe. Certains, pas tous, cherchent à changer de sexe. En Thaïlande, ils sont souvent considérés par la population comme appartenant à un troisième genre, capable de servir d’intercesseur avec les esprits. Dans les romans de John, l’inspecteur Sonchaï est ainsi flanqué d’un adjoint nommé Lek « excessivement efféminé. » Un personnage dont John Burdett convient qu’il y a très peu de chance de rencontrer dans la réalité au sein de la police de Bangkok mais qui serait totalement crédible et parfaitement accepté dans beaucoup d’autres professions. « L’un des champions de boxe thaïe (Nong Rose Baan Charoensuk, 52 victoires, 8 défaites) les plus connus du pays est un Katoy, et cela ne pose vraiment aucun problème aux thaïlandais. Il combat contre d’autres hommes. » Avec le temps, même s’il n’est pas devenu formellement bouddhiste, John s’est imprégné de cette religion. « A côté de chez moi, il y a un temple couvert de feuilles d’or, et rempli de fleurs. Il est très fréquenté par les habitants de Bangkok. Il y a toujours beaucoup de monde. J’y vais, parfois seul, deux ou trois fois par mois. Je pratique les rites. J’allume des bâtonnets d’encens. Je prie. Je me prosterne devant la statue de Bouddha. Parfois, je suis le seul farang dans les parages mais les Thaïlandais, s’ils sont parfois un peu surpris, sont toujours très bienveillants et souriants. » En ce moment, même s’il n’a pas publié de nouveau roman depuis quatre ans au grand dam de ses fans, John écrit. Chez lui. Dans sa maison de Bangkok (il a vendu sa propriété dans le Lot avant la pandémie). « J’ai une petite table où je pose mes affaires. Pas grand-chose d’autre pour essayer de rester concentré. A part une collection de Bouddha dans la pièce. J’ai une vue sur notre piscine. Je suis assez imprévisible mais d’habitude, je me lève vers 3h du matin et j’écris jusqu’à 7h. Et si je suis vraiment possédé par mon sujet, je peux rester à ma table beaucoup plus longtemps. » Le prochain livre sur lequel il phosphore en toute liberté, sans d’ailleurs que son éditeur en France soit vraiment tenu au courant, sera situé en partie à Bangkok et dans le nord de la Thaïlande mais délaissera son héros Sonchaï. Au moins quelques temps. Il s’agit d’un roman de science fiction. « Je n’ai pas grand chose à vous en dire de plus pour le moment, sauf que j’en ai encore pour quelques mois d’écriture. Je pense que je l’aurai fini au printemps prochain. » Et Sonchaï Jitpleecheep ? « Je ne l’oublie pas. Pour l’instant il vit sa vie, tranquille, mais j’ai bien l’intention de le retrouver pour d’autres aventures. » A moins que le cinéma rattrape (enfin) un jour John. Régulièrement, depuis la publication de Bangkok 8, des options sont posées par des studios pour adapter le roman sur grand écran. Un temps, il fut même question de James McTeigue, le réalisateur de V Pour Vendetta. « Mais vous savez, le business du cinéma, c’est quand même un sacré cirque, lâche avec philosophie l’écrivain. Et moi, je n’ai pas la patience ou l’organisation de Michael Connelly. Je sais juste écrire des histoires. » Avec Bangkok en fil rouge. Ou noir.

 

 

Frédérick Rapilly

 

* A lire : Bangkok 8, Bangkok Tattoo, Bangkok Psycho, Le Parrain de Katmandou, Le Pic du Vautour, Le Joker et Bangkok Noir, tous parus aux Presses de la Cité.

        

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Par Frédérick Rapilly

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